L’autre scandale de Panama
Corruption, célébrités déchues, calomnies et argent sale… À la fin du XIXe siècle, les célébrités succombaient déjà à la malédiction du Panama.
C’est la terre promise de tous les scandales. Avant les « Panama papers », ce petit pays d’Amérique centrale a déjà provoqué un séisme qui a emporté dans la tourmente une bonne partie de la classe politique française. C’était il y a plus de 120 ans…
1 | Le concours du siècle |
Tout commence avec un concours international en 1879. Ce Congrès international d'études du tunnel transocéanique est présidé par Ferdinand de Lesseps, super star de l’époque qui avait réussi à mener à bien le percement du canal de Suez dix ans plus tôt.
Après cette performance, la France, patrie des travaux publics et des droits de l'homme, a bien envie de réitérer l’exploit en Amérique. Plusieurs projets s’affrontent dans ce concours : percement d’un tunnel, chemins de fer pour bateaux, écluses… Mais qui va rafler la mise ? Ferdinand de Lesseps bien sûr, pourtant juge et partie dans ce concours, mais on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même...
2 | À Panama, un canal s’est pendu |
Lesseps propose un canal de 75 km, sans écluse. Durée prévue du chantier : douze ans et un budget prévisionnel de 600 millions de francs. Sauf que celui qu’on surnommait « le Grand Français » pensait dupliquer le coup de Suez : un canal sans écluse. C’était faire peu de cas du relief de la région avec des dénivelés de 87 mètres !
Résultat : une hécatombe. On fait venir des migrants chinois et des Noirs de la Jamaïque qui succombent à la malaria, à la fièvre jaune et aux accidents de terrain. Il y aurait eu plus de 20 000 morts parmi les ouvriers...
3 | Le nerf de la guerre |
Comme pour Suez, Lesseps crée une société anonyme. Mais entre 1880 et 1888, la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama brûle 1,4 milliard de francs, soit plus du double du budget prévu.
“Le Grand Français” fait alors appel à un autre génie des travaux publics, Gustave Eiffel... qui préconise logiquement de percer un canal à écluses. Il faut donc trouver des financements supplémentaires et Lesseps entreprend d’émettre des “obligations à lots” pour financer son projet pharaonique grâce aux petits épargnants. Mais pour cela, il faut modifier la loi…
4 | Une gigantesque entreprise de corruption |
Afin d’obtenir une loi sur mesure, Lesseps corrompt une centaine de ministres et de parlementaires. Ces “chéquards ” reçoivent quatre millions de francs. Les journalistes ne sont pas en reste et Lesseps les arrose copieusement : Zola raconte très bien cet épisode dans L’Argent. L’un des plus farouches adversaires du projet, Émile de Girardin, fondateur de La Presse, renonce à s’attaquer à Lesseps quand il entre au conseil d’administration de sa compagnie... Si, si.
5 | Des dégâts considérables |
Malgré l’émission des emprunts, la Compagnie fait faillite et entraîne dans sa chute 85 000 petits souscripteurs le 4 février 1889. Trois ans plus tard, le patron du journal antisémite La Libre Parole, Edouard Dumont, révèle le scandale et le rôle tenu par le banquier juif allemand Jacques de Reinach dans la corruption des journalistes et des hommes politiques. Reinach est retrouvé mort et une commission d’enquête est nommée. Le ministre de l’Intérieur démissionne, celui des travaux publics est condamné à cinq ans de prison, Lesseps aussi, mais il s’en sort grâce à un vice de forme. Il mourra sénile et ruiné en 1895.
6 | Des conséquences désastreuses |
Ce premier scandale de Panama a nourri l’antiparlementarisme et la haine des juifs. L’affaire Dreyfus éclatera dans une France imprégnée d’antisémitisme. Panama eut aussi comme victime collatérale un certain Clemenceau, chef du groupe radical et patron du journal La Justice. Compromis dans l’affaire, il plaidera que ce fut, en quelque sorte, à l’insu de son plein gré. Il est finalement blanchi. Mais amer : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose… ». Oui cette formule, c’est du Clemenceau qui va connaître une longue traversée du désert…. jusqu’à l’affaire Dreyfus.
7 | Et c’est l’Amérique qui gagne à la fin |
L’autre conséquence du scandale, c’est que les États-Unis rachètent la concession pour une bouchée de pain. Ils prolongent le tracé des Français en reprenant les plans d’Adolphe Godin de Lepinay, un concurrent malheureux de Lesseps qui lui prévoyait des écluses et un lac artificiel pour que les bateaux puissent se croiser… Le canal est finalement inauguré le 3 août 1914, le jour où l’Allemagne déclare la guerre à la France.
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