SEROTONINE de Michel Houellebecq en 7 adjectifs
Sorti en janvier 2019, tête de gondole de la rentrée d’hiver, le livre est toujours n°1 des ventes, cinq semaines plus tard. Faut-il l’acheter, le lire, ou pas … ?
Pour certains critiques, Sérotonine serait LE chef d’œuvre de Michel Houellebecq. D’autres ont estimé qu’il était visionnaire, rédigé avec un temps d’avance sur l’époque, décrivant un moment de désespoir d’agriculteurs étrangement proche de la révolte des Gilets Jaunes.
Pour beaucoup d’autres, il s’agit bien au contraire d’un livre raté, complètement déprimant, de surcroit misogyne, homophobe et vulgaire. Tout cela à la fois. Et par-dessus le marché très bourgeois dans un art usé de la provocation satisfaite et convenue.
D’autres enfoncent le clou. Moins bon ? Plus mauvais ? Là ne serait pas le sujet : à la médiocrité de tous ses romans précédents, celui-là ajouterait simplement la redite, la redondance. Sérotonine serait le néant houellebecquien en sa caricature vieillissante.
Nombre de critiques ont rivalisé d’application pour dire tout le mal qu’il convient d’en penser. Certains ont dû suer sang et eau, tant on trouve dans leur prose de formules et d’effets. Point tant que MH les ait mérités, croit-on deviner, en tant qu’homme ou en tant qu’écrivain. Mais c’est qu’il fallait bien frapper à la hauteur des mises en place, si l’on voulait chahuter un peu ces fameux 320.000 exemplaires mis en rayons depuis début janvier.
Nous l’avons lu. Nous avons aussi lu certaines de ces critiques. Ne tentons pas de rivaliser avec elles. Une chose est certaine, ce n’est pas avec ce 7ème roman que l’auteur des Particules Elémentaires saurait convaincre ceux qui l’ont exécré à compter de ce deuxième opus, pierre angulaire du personnage, haï, révéré, méprisé, pour tant de raisons à la fois médiatiques, littéraires, et sociétales. Quel que soit le regard porté sur l’homme et son œuvre, il est inscrit dans son temps. Pour le pire du meilleur, ou le meilleur du pire ? Faut-il seulement en décider ?
1 | Sérotonine est « malsain » |
Il faut d’abord dégonfler une idée aussi têtue qu’elle est fausse : la sérotonine n’est pas l’hormone du bonheur, même si elle joue un rôle dans la régulation de nos émotions et de nos humeurs. On peut lire dans La Tribune ce qu’en dit un psychiatre habitué à convaincre ses patients: c’est un peu plus compliqué qu’un banal déficit de magnésium ou Vitamine D… Ce savant craint à l’évidence de devoir le redire cent fois, à tous les lecteurs et lectrices que la lecture du roman aura déprimés davantage.
Car une chose est certaine, l’homme dont il est dans le roman question, Florent-Claude Labrouste, qui narre sa dérive à la première personne, n’est pas au sommet de sa forme : il n’aime plus son travail, il déteste la femme qui partage son existence et regrette celles qu’il a connues et perdues. Il est plein aux as, mais vous savez ce qu’on dit du rapport entre argent et bonheur… Il est un de ces quadras bientôt quinquas, de ceux que l’époque tient en ligne de mire et dans le viseur. On suit donc ce dépressif aussi misogyne que misanthrope dans une sorte d’errance qui n’est pas vraiment un séjour en Enfer, mais pourrait bien y conduire.
La critique consiste alors à se demander si l’auteur endosse, ou pas, les émotions de son personnage, s’il les reprend à son compte. Comme l’homme Houellebecq est lui-même assez peu disert sur ce qu’il vit et ressent (encore qu’on ait appris qu’il est désormais jeune marié), nombre de critiques passent allègrement de Labrouste à Houellebecq, et de Houellebecq à Labrouste, pour dénoncer à quel point l’un et l’autre sont également méprisables. Ainsi on lira sur le site « Diacritik » qui présente différentes façons de dézinguer l’ouvrage (en mode « l’ai-je bien descendu ? » ), l’argument d’Arthémise Johnson expliquant que c’est tout de même un peu gros, et facile, ce « Je » qui ne serait que l’expression d’un héros de fiction, tout comme le « Je » de Proust qui ne renverrait pas à Marcel, ou celui d’Angot à Christine. Disqualifier ce non-argument, permettra ensuite de dire à quel point Sérotonine, en plus d’être malsain, est exécrable et doit être agoni. Thérèse Argot, pour sa part, fustige une pornographie qui n’a plus rien de subversif, qui sent son procédé littéraire à plein nez, et ne conduirait qu’à une mélancolie aussi malsaine que la description des quelques turpitudes imposées au lecteur.
2 | Sérotonine est « phallocrate » |
Il faut redonner sa chance à ce mot. Dans les années soixante et dix du siècle précédent, il damait le pion à « machiste », et son dérivé « macho », tandis que « sexiste » n’avait pas encore trouvé place sur l’agora. Lui redonner sa chance, oui, car le livre est tout ça à la fois.
Homophobe: le héros dit plusieurs fois « pédale » ou « pédé » au lieu de « gay » ; et ne semble pas les tenir en trop d’estime. Sexiste, il l’est tout autant: impuissant au trois quart, à cause des médicaments qu’il gobe pour tenter de se maintenir en vie, il parle des femmes à travers ce qui le préoccupe le plus chez elles : « la chatte » et les « trous », d’autant plus présents dans sa psyché qu’il n’en profite plus guère, et s'avoue dégoûté aussi par sa dernière compagne, qu’il a vue en vidéo partouzer avec des chiens. Oui, plusieurs.
Le héros endosse donc la tunique de Nessus du « mâle blanc hétérosexuel » naguère dominant mais désormais dans le collimateur, de #metoo à #balancetonporc, sans oublier le dernier #LigueduLol. Ce qu’Arthémise Johnson dénonce, c’est qu’on puisse « encore » faire sourire avec de telles errances. Qu’elles puissent être un ressort romanesque ne serait qu’une façon hypocrite de les défendre et les légitimer dans « la vraie vie ». Sérotonine devient alors un étendard de cette « littérature du phallus », ce qui sous sa plume, on le devine, n’est pas un compliment.
Il est vrai que le roman regorge d’évocations des « bites » et des « chattes », renvoyant au passé où le héros maîtrisait encore à peu près ses érections. Comme il est de ce côté gravement engagé sur la pente descendante, on conçoit que cela l’obsède quelque peu. Las, à aucun moment de tels propos, qu’on n’oserait même pas qualifier « d’incorrects », ne sont comme on s’en doute, dénoncés ou déconstruits au fil de l'histoire. Ce qui suffit à les rendre, et avec lui le héros, et l’auteur, également abjects dans cette phallocratie vulgairement assumée. Et l’alibi de l’humour, redisons-le, ne tient pas davantage. S’il en est qui auront ri à certains passages douloureusement drôles, c’est qu’ils ne valent guère mieux que l'auteur, probablement.
3 | Sérotonine est « réactionnaire » |
On sait que « dans la vraie vie », Michel Houellebecq confia au Harper’s magazine, juste avant la sortie du livre, que Donald Trump lui paraissait un des meilleurs présidents des Etats-Unis depuis belle lurette. Ajoutons que le couple Sarkozy était l’an dernier convié à son mariage, et qu’il vient d’être décoré de la Légion d’Honneur. Vous avez là trois raisons supplémentaires de vouer aux gémonies l’écrivain.
A moins qu’on juge bon de s’en réjouir, ce qui serait très mal, mais guère surprenant, puisqu'il est si l’on en croit Jan Le Bris de Kerne, de bon ton ces jours-ci de penser mal. La doxa exigerait, souligne-t-il, de dénoncer les bien-pensants, et donc revigorer un peu ce « bon vieil ordre patriarcal qui sied si bien à un groupe assez restreint de mâles, et mortifère pour le reste de l’humanité ». On n'en sort pas, décidément.
Certes, ce critique trouve au livre quelques qualités. « Houellebecq touche, remue, tourmente nos certitudes. S’il est vrai qu’il est là où on l’attendait, c’est pour mieux bondir et nous surprendre, tendant soudain derrières des personnages si habituels dans sa littérature, une toile de fond qui nous plonge dans des abysses méditatifs ». Tout ne serait donc pas à jeter dans le roman, même s’il s’agit en dernière analyse et selon Le Bris de Kerne, d’une « madeleine avariée ». Alors, que faudrait-il garder? Une des réponses "positives", ne sera pas venue d'un critique, et cela en dit peut-être un peu plus qu'un adjectif...
4 | Sérotonine est « fascinant » |
Précisons : il n’y a point là de faute de frappe : ce n’est point « fascisant » qu’il faut lire. Il est notable que le mot apparaisse sous la plume de José Bové, invité par le journal La Vie à proposer son jugement. Le militant écologiste exprime alors sans ambages ses compliments, pour cette description « du monde paysan réel, et de la Normandie en particulier, [qui] touche juste, au point que l’on se dit que la littérature ouvre quand même des espaces incroyables ». Il faut ici préciser que le héros du livre, - qu’on aurait voilà quelques années, qualifié « d’anti-héros » sans que cela eut valu à l’auteur un bûcher médiatique-, est ingénieur agronome.
Passé par chez le Diable (Monsento), il se dit désormais écœuré par ses « supérieurs, tout simplement des menteurs pathologiques », par ces « semenciers et producteurs de pesticides, au rôle destructeur et létal ». On devine que cette prise de conscience pèse son poids dans la profonde dépression que traverse Florent-Claude Labrouste. Mais pour remarquable que soit cette analyse aux yeux du militant de la cause rurale, elle ne semble guère valoir, si peu que ce soit, auprès des critiques, tous focalisés sur ce « mal penser » précédemment évoqué, comme un péché originel interdisant d’appréhender le roman sous d'autres angles.
Qu’on nous permette toutefois de penser que si Houellebecq touche parfois au génie, c’est précisément dans cet art de la tectonique des plaques: là où la destinée d’un humain se fracasse contre un réel cruel. C’est ainsi qu’il parvient chaque fois à décrire « l’époque », comme avaient avant lui, su faire Balzac ou Zola. Mais il faudrait pour le reconnaître, passer sur les mots infamants que tous ont pointés, et que nous avons pour vous résumés. Il faudrait que le héros et son auteur soient lucides, désespérés, dépressifs, mais qu’ils s’expriment tout de même, convenablement. Au moins sur toutes ces questions liées aux genres et à ses dérivés.
José Bové, qui n’est pas critique littéraire, trouve le mot qui convient, loin des déploiements d’arguments culturels et sociétaux : « fascinant ». Comme le monde tel qu’il est, violent, cruel, impitoyable, délétère, angoissant.
5 | Sérotonine est "désespéré" |
Vers la fin du livre, un médecin plutôt sympa, à peu près aussi déglingué que son patient, pose ce diagnostic : « vous êtes en train de mourir de chagrin ». La cure de « Captorix », cet antidépresseur inventé par l’auteur, supposé lui redonner un semblant d’espoir, fût-ce au prix d’une libido détruite, n’aura pas eu les effets escomptés.
Faisant le bilan de ses vies professionnelle, amoureuse, amicale de son tocard de héros, Houellebecq décrit la face cachée de l’époque, celle qui rivalise d’inventions éditoriales pour vanter « le développement personnel », aider à jouir de « l’instant présent », commencer cette seconde vie supposée découler d’une saine prise de conscience « qu’on n’en a qu’une ». Il fait tomber ces masques. Tous les personnages masculins du roman sont au bout de leur vie, entre solitude, échec et décrépitude. A quoi vient s'ajouter plus qu'un zest de perversité, comme cet allemand pédophile, qui met nombre de critiques mal à l’aise. Encore certains n’y auront-ils vu qu’un argument marketing destiné au marché d’outre-Rhin, où Houellebecq jouit d’une aura manifeste.
On pourrait aussi dire qu’il ne fait que reprendre ce qu’il a déjà décrit, et que ça commence à radoter un peu, chez Michel, avec la soixantaine. Pierre Assouline est parmi les plus cruels de ces snipers. Il souligne « qu’on le dit lucide et certains de ses livres ont témoigné de son flair de sociologue amateur, mais que sa vision du monde est sinistre, que sa France est lugubre, toute à sa décomposition morale, le négatif inversé d’Amélie Poulain étant entendu que les deux ont faux tant leur regard est biaisé ». Fin de citation. Sociologue amateur nous semble un brin condescendant, mais l'essentiel est ailleurs, dans ce parallèle avec la plus gnan-gnan des héroïnes du cinéma français d’aujourd’hui. Et là, vraiment… Voilà qui n’est guère charitable…
6 | Sérotonine serait surtout « désespérant » |
Ce même Assouline peut jouer à plus cruel encore. Il suffit de demander. « Qu’est-ce que ça dit d’autre que ce que ça raconte ? », fait-il mine de s’interroger, pour aussitôt répondre : « A vrai dire, pas grand-chose et c’est là que le bât blesse. Les houellebecquiens canal historique auront beau faire, (…) ils auront cette fois du mal à louer ses dons visionnaires et prémonitoires, à défaut de son prophétisme ».
Oui, Houellebecq écrit sur ce qui a toujours été son thème récurrent: il écrit autour du désenchantement.
Ses héros subissent leur mal-être consubstantiel face à une époque qui les dépasse. Ils persistent à fumer, ces cons, alors qu’on se tue à leur dire que ça tue. Tous l’ont également ressenti, cet épuisement, autant le héros des Particules élémentaires que celui de Soumission. Assouline démasque tout de même, en passant, et l'air de rien, quelques ficelles un peu grosses, déjà lues dans les romans précédents : citer des marques et des marques, pour marquer le néant où nous conduit le trop de consommation ; ou la fascination mortifère qu’exercent les temples de la grande distribution, ici, le Leclerc de Coutances, là le Carrefour City du quartier où Florent-Claude (tu parles d'un prénom, quand même!) tente de s’exiler. Et là il vise avouons-le, assez juste.
Mais c’est en somme reprocher à Houellebecq d’être houellebecquien. Assouline en convient, qui ajoute : « Ce qui ne change pas, c’est qu’un roman signé Houellebecq est incontestablement un événement avant d’être publié et avant d’avoir été lu ; un jour, il le sera avant même d’avoir été écrit ».
Balle de fond de cour, montée au filet. Jeu.
7 | Sérotonine est-il un « attrape-nigaud » ? |
Bon, on est d'accord, "attrape-nigaud" n'est pas un adjectif, on a un peu triché, mais ça résume quand même assez bien l'idée...
Voudriez-vous vexer un beau parleur un peu imbu de lui-même, (mais cultivé un minimum, sans quoi la saillie tombe à plat) ? Dîtes qu’il y a en lui du Monsieur Homais, personnage infatué du Madame Bovary de Flaubert. Ce pharmacien présenté comme une incarnation de la sottise auto-satisfaite en devient risible. Flaubert en fait le héros masculin du roman, consternant, pathétique.
Sur le site Diacritik, Johan Faerber déploie donc son argument : Houellebecq ne serait rien de plus qu'une sorte de Homais devenu romancier. Tout dans le discours (il dit la « parlure » ce qui n’est pas non plus un compliment) y est cliché. « Cliché sur cliché. Voulant jouer de la provocation, Houellebecq ne cesse de buter sur ses propres provocations qui sont toutes non pas désabusées mais usées ». Parti dans ce bel élan, Johan Faerber massacre allègrement l’auteur, son style, son propos, et ses lecteurs en prime qui auront bien du mérite, ayant lu cet assaut, à persister dans l'aveu qu’ils ont apprécié, aimé, goûté tout ou partie du livre. Il leur faudra soit beaucoup d’ingénuité, soit un paquet d’arguments bien sentis. Risquons-nous-y néanmoins : les chants désespérés ne sont-ils pas les plus beaux ?
Houellebecq parle d’avoir soixante piges en un monde qui ne déteste rien comme les vieux décatis, surtout s’ils sont, nous l'avons dit, blancs, occidentaux, hétérosexuels, et de surcroît roulant en 4X4 Mercedes, inévitablement Diesel, quels cons.
Houellebecq parle du deuil d’un amour en allé, de l’espoir un peu fou qu’il pourrait renaître, encore faudrait-il abattre l’obstacle que constituerait l’enfant de cet amour disparu puis retrouvé.
Houellebecq parle de l’amitié désarmée, incapable de venir en aide à l’ami. Ces passages-là sont tristes et beaux dans leur désolation.
Il parle du phallus encombrant qui ne sait plus que faire, il parle de l’envie d’en finir, de se balancer du haut d’une de ces tours du XIIIème arrondissement. Il parle du sentiment diffus d’abord, puis dévorant, d’avoir tout raté, au bout du compte.
Sérotonine parle sans le nommer de ce nouveau syndrome qu'on nomme le BROWN-OUT. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il s'agit là, probablement, de son roman le moins cynique. Peut-être pas son meilleur, mais qui pour autant ne mérite pas l’opprobre dont on l’aura accablé ici ou là.
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