Les influenceurs vont-ils achever les journalistes ?
Dans un monde où les vraies gens deviennent des stars et où les stars se comportent comme des vraies gens, à quoi peuvent bien servir les intermédiaires ?
Ne dites pas à ma mère que je suis journaliste, elle croit que je suis blanchisseur d’argent sale aux Bahamas ; ou community manager chez Daech ; ou recruteur pour Jackie & Michel ; ou lobbyiste chez Marlboro. J’exerce un des métiers les plus impopulaires de France, juste devant agent d’assurance et politicien. Et encore, c’était avant le média bashing de cette présidentielle.
Radios, télé, journaux, web… Dans le baromètre annuel « La Croix » Kantar Sofres sur la confiance dans les médias, tous les supports sont en baisse. Pire : 24 % des Français seulement jugent que les journalistes résistent aux pressions.
On est habillé pour l’hiver. Journaliste, ça eût payé. Maintenant, les Gafa ponctionnent les ressources publicitaires des médias… et les influenceurs grignotent notre crédibilité comme nos revenus.
Mais comment font-ils ?
C’est ce que j’ai demandé à un influençologue. Cyril Attias se définit lui-même comme « Communicant depuis 1998. Influenceur depuis 2005. Entrepreneur depuis 2010 ».
Son Agence des médias sociaux met en relation les marques et les influenceurs. Il invite par exemple des bloggeuses mode venir à diner et à assister à un défilé privé chez Chantal Thomass... Attias connaît parfaitement les ressorts et les pratiques des nouvelles stars des réseaux sociaux. Et s’il fallait résumer ce qu’il raconte en quelques mots, c’est simple : les influenceurs font tout le contraire des journalistes…
1 | Le cas Daniel Wellington |
Vous connaissez Daniel Wellington ? Si vous n’êtes pas fashionista ou un peu dandy, il y a peu de chances. Si vous ne passez pas l’essentiel de votre vie numérique sur Instagram, non plus. Car Daniel Wellington n’est pas un descendant du vainqueur de Waterloo ou le talonneur des Allblacks. Non, DW est une marque de montre suédoise, made in China of course, qui fait la nique à Swatch sur les réseaux.
La célébrissime montre suisse n’a que 697K followers sur Instagram. Daniel Wellington, 2,9 millions.
Mais qu’est ce que le design suédois a plus que les autres ? On se demande. Son story-telling qu’on retrouve sur le site de la marque est aussi minimaliste que ses cadrans : « C'est une rencontre née du hasard, à l'autre bout du monde, qui est à l’origine de Daniel Wellington. Durant ce voyage, notre fondateur Filip Tysander a fait la connaissance d’un intrigant gentleman britannique, dont le style était impeccable, mais sans prétention. Cet homme aimait tout particulièrement porter ses montres anciennes sur de vieux bracelets NATO bien usés. Son nom ? Daniel Wellington. » Hmm, ça fait fake, non ? Le système de bracelets en tissu interchangeable de DW est certes malin ; mais ça ne va pas non plus révolutionner le marketing ou la mode. Non, la véritable innovation de Daniel Wellington et de son boss Filip Tysander, c’est son utilisation des influenceurs.
Créée en 2011, la marque n’a jamais dépensé une seule couronne en pub. Pas d’affichage. Pas de télé. Pas de pages quadri dans les suppléments du Figaro. Pas d’égérie payée bonbon pour poser poignet découvert. DW vend des millions de montres en se contentant de prêter ses derniers modèles à des "vrais gens" sur Instagram qui publient avec l'hashtag #DanielWellington.
D’accord, certains palpent bien quelques centaines de dollars par mois pour faire des selfies avec le produit. Mais c’est pas cher payé pour Daniel Wellington qui n’a même pas besoin d’un budget de prod photo… « Ils sont dans une logique industrielle des influenceurs. Et c’est comme ça qu’ils ont créé la Swatch des millennials », résume Cyril Attias.
2 | Un marché de l’influence qui explose |
Le marketing des influenceurs, on en parle depuis une dizaine d’années. Mais leur poids économique n’est réel que depuis début 2016. Regardez les Google trends sur « Influencer Marketing », ça décolle depuis janvier au niveau mondial. J’ai vérifié avec « influenceur » en VF et ça explose en France depuis septembre. Ce qui nous fait combien en dollars ? Un marché estimé à 2 milliards max… qui vont devenir 5 à 10 d’ici cinq ans pour Cyril Attias. Il cite une étude de McKinsey selon laquelle le marketing d'influence générerait 2 fois plus de ventes que le paid media. Ça nous fait un sacré ROI (return on investment) !
Les influenceurs sont devenus des prescripteurs. Ils sont hyper segmentants donc utiles pour cibler finement une catégorie de population. Ils ont un pouvoir considérable sur leurs followers qui confine au mimétisme. « Les bloggeuses de mode reçoivent fréquemment des photos de lectrices qui s’habillent comme elles s'étaient montrées la veille », raconte Cyril Attias.
On comprend dès lors l’appétence des marques pour ces trend-setteuses qui sont devenues les arbitres des élégances…
Bien sûr, tous les secteurs ne sont pas encore concernés mais dans les domaines passion et lifestyle (Mode-beauté, food, hig tech, automobile...), ça fonctionne parfaitement. Auparavant pour les marques le Graal, c’était de se glisser dans les pages shopping de Gala. Aujourd’hui, c’est d’être porté par une influenceuse, par une « vraie gens », quoi. Le pouvoir de prescription a changé de camp. Et ce n’est pas le seul pouvoir à avoir migré...
3 | La circulation de l’information a changé de sens |
Résumons les dix dernières années. Auparavant, une dépêche AFP était reprise en radio puis faisait un titre dans le JT avant d’être imprimée le lendemain dans le quotidien. Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître même si certains qui en plus de 40 croient que ça se passe toujours comme ça... Mais non, non, non ce type de circulation de l’information hyper rodé n’existe plus. « Tout est chamboulé, commente Cyril Attias. Aujourd’hui, c’est l’AFP qui vient confirmer ce qu’on a lu sur Twitter. Les politiques comme les marques passent par les réseaux sociaux pour annoncer une info. »
Et ça change tout. Les médias ne sont plus, loin de là, les seuls intermédiaires et diffuseurs d’informations.
4 | La déontologie n’est plus ce qu’elle était |
Quand je suis entré dans la carrière, il y avait un dogme bien établi : un journaliste n’acceptait pas de cadeaux. Ou s’il en recevait, c’était pour les tester. Après on renvoyait l’objet s’il était onéreux ou on le donnait aux nécessiteux. Bon d’accord, les journalistes mode ou beauté ont toujours eu tendance à se faire sponsoriser leur garde-robe comme un vulgaire François Fillon. Mais jamais au grand jamais, on ne recevait un chèque de la marque ou de l’annonceur (ou pire du politicien) pour parler de son produit (ou de lui). C’était (c’est toujours, je vous rassure) la pire déchéance qui puisse arriver à un détenteur de la carte de presse. Or, malgré cette règle d’airain, les Français nous considèrent comme des vendus, des ripous, des raclures…
Chez les influenceurs, c’est tout le contraire. Une bloggeuse mode est habillée de pied en sape par les marques. Pareil pour le fondu de tech qui ne connaît pas l’obsolescence programmée puisqu’il est mis à jour régulièrement par les attachés de presse. Le bloggeur auto n’a certes pas une Porsche en cadeau. Mais on peut lui prêter une semaine ou deux des caisses qui valent dix ans de lance-pierre d’un journaliste précaire.
Et ce n’est qu’un début car les marques rémunèrent les blogueurs directement. L’affiliation est devenu un mode de shopping comme un autre, heu… non mieux qu’un autre. Car l’internaute a plus confiance dans un blogueur ou un instagramer rémunéré par la marque que dans un journaliste drapé dans sa déontologie. Y a comme un paradoxe, non ?
« Non, répond Cyril Attias. Car si un influenceur n’aime pas le produit, il n’en parlera pas, il n’acceptera jamais de rémunération s’il n’est pas un minimum convaincu. Il y a une vraie déontologie. Les bloggeuses mode savent qu’elles sont sur un modèle fragile et que leur communauté peut partir si elles font la promotion d’un produit moyen. »
Cyril Attias réfléchit d’ailleurs à l’élaboration d’une charte de déontologie avec les influenceurs. Le paradoxe dans le paradoxe, c’est que les blogueurs sont souvent bien plus libres de leurs paroles que les journalistes. Essayez donc d’être un poil critique sur Bernard Arnault ou Vincent Bolloré dans un média dont les revenus publicitaires dépendent de LVMH ou de l’agence Havas…
5 | Le plus grand influenceur du monde est… |
Il parle moins de mode que sa femme mais il a 26,5 millions de followers sur Twitter. Il est sans filtre et dit à peu près tout ce qui lui passe par la tète. Il parle comme tout le monde et donc il parle vrai. D’accord, il adapte son discours à ce que les gens veulent entendre. Mais c’est bien parce qu’il est un fin connaisseur des techniques de marketing. Bref c’est un véritable influenceur qui a réussi à devenir président des Etats-Unis. « Trump est l’iceberg d’un produit marketing qui a réussi à se vendre en campagne présidentielle, décrypte Cyril Attias. C’est un produit marketing qui utilise la défiance envers les institutions en passant par les réseaux sociaux. »
Ce qu’a fait Trump malgré toutes ses outrances, c’est ce qu’aucun politique en France n’a réussi. Il touche des millions de gens car il est resté le même homme que lorsqu’il présentait The Apprentice .
En France, on est encore à des années-lumière de ces comportements. « Il y a un décalage entre ce qu’attendent les gens et la politique qui nous est servie. On peut faire semblant d’être moderne en utilisant Facebook ou Twitter avec un bon community manager et des punchlines diffusées massivement. Mais aucun politique ne s’est vraiment mis à nu. Quand les artistes se mettent à utiliser les réseaux sociaux, ils font des micro-concerts qui touchent des millions de gens car c’est vrai, c’est pas préparé. La lumière est faiblarde, techniquement, ce n’est pas au top mais ça fonctionne. Les gens veulent voir ce vrai visage. Et si Trump a gagné, c’est bien parce qu’il a moins de carapace politicienne. »
Well, well, well. Pas certain qu’on ait envie d’élire un président si cash. Mais on peut en revanche retenir une leçon : si Trump reprend les codes des influenceurs l’inverse est aussi vrai.
6 | De la trumpisation du marketing… |
Redonnons la parole à l’influençologue Cyril Attias : « Les influenceurs sont un peu des trumpistes qui vont défier, par exemple, les rédactions des féminins et les institutions de la mode pour donner leur avis sur des vrais sujets. Les gens vont plus croire une influenceuse qu’une journaliste dont on sait qu’elle est rémunérée par un journal bâti sur un modèle publicitaire. Et qui sera donc considérée moins objective.»
La trumpisation du marketing est en marche. Comme plus personne n’a confiance dans les marques (rappelons que le publicitaire est encore plus impopulaire que le journaliste), les marques ont besoin de rebelles qui narguent l’ordre établi pour vendre. C’est sioux en fait.
Sauf que parfois c’est un peu too much. Quand L’Oréal élève une ferme de Youtubeurs, c’est mal parti pour être hyper crédible…
7 | … A la trumpisation de l’info |
Il y a quelques raisons objectives à l’impopularité des journalistes en Europe ou aux Etats-Unis (rappelons que dans d’autres contrées, ils risquent leur peau pour faire le job). La plupart des rédactions (mais pas toutes… ;-)) n’ont rien vu venir, ni Trump, ni le Brexit, ni Fillon, ni Hamon. Et les commentateurs politiques sont devenus des punching-ball sur Twitter.
Le résultat ? C’est d’abord la prolifération des fake news mais surtout l’influence grandissante des sites alternatifs dont la majorité relève de la fachosphère. L’étude de Linkfluence publiée dans Libé est à cet égard révélatrice.
Mais ce n’est pas la seule conséquence de cette tendance. Après l’électrochoc Trump, toutes les rédactions mainstream se sont donné le mot pour privilégier le reportage de terrain et donner la parole à la France d’en bas. Au point que, même si ça nous change des affirmations péremptoires d’un Barbier ou d’une Elkrieff, il devient lassant d’entendre tous les jours un « vraie gens » nous raconter pourquoi il va voter FN…
N’y aurait-il pas un autre biais, en s'inspirant des techniques des influenceurs, pour informer sans filtre (mais sans se photographier avec des filtres) et développer une certaine complicité avec les internautes ?
Bon, se prendre en selfie dans des dressings, ce ne serait pas terrible pour notre image. Se faire payer par des marques encore moins (mais la confusion est pourtant savamment entretenue chez nombre de mes estimés et talentueux confrères sur le ouéb ou dans des newsletters). Bref y a sûrement un truc pour montrer qu’on peut être à la fois journaliste et vrai gens.
Je cherche en tout cas. Et je vous préviens si je trouve.
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